135. LES MARCHANDS DE VENT
Bruits de l'eau et crissements de la neige • Marchands de crissements • Vignobles de Bercy • Du boniment à la propagande • Billet perdu • Argent et poésie • Grandeur consécutive d'Allah.L'homme se repaît de chimères et s'abreuve d'illusions. Ainsi parlait en levant l'index l'héroïne d'un roman navrant que je lisais dans mon enfance. Elle n'avait pas tort : en matière de radio, voici la dernière nouveauté : nous allons recevoir de New York des bruits de chute d'eau, des murmures de ruisseau et des crissements de pas sur la neige. C'est pour nous rafraîchir pendant la canicule. Peut-être va-t-on aussi nous nourrir cet hiver de la télévision d'un bifteck ?
Je n'en ai pas particulièrement aux friselis des ruisselets et aux crissements de pas sur la neige, mais nous sommes devenus bons à absorber tout ce que le commerce invente. Il nous vend le bruit des ruisseaux. C'est une fable de La Fontaine ! Une moitié du monde prend l'homme pour une machine à produire, l'autre moitié pour une machine à consommer. Et si l'homme était autre chose ?... L'un lui vend les lendemains qui chantent, l'autre les aujourd'hui qui crissent, l'un l'espérance, l'autre le bruit de l'eau ; tous deux... du vent. Le meunier d'aujourd'hui monnaie le tic-tac de sa roue ! Marchands de réclame. Ils en ont d'ailleurs un peu honte : autrefois, on disait « réclame », qui se prononçait en français « boniment » ; on dit maintenant « publicité » ou « propagande ».
J'observe toutefois que les courtiers en mirage, les marchands de vent et de crissement de neige, ne se laissent pas payer en tintements d'écus ou en odeur de pesetas. L'argent, pour eux, n'a d'ailleurs pas d'odeur. Les vieux proverbes n'ont plus cours : qui sème le vent récolte le billet
de banque.
On disait autrefois : « À bon vin, point d'enseigne. » Mais le xxe siècle a créé des ministères de la Propagande ! Hitler en avait besoin pour sa mauvaise piquette ; il s'est fait son tambour de ville ; tous les autres peuples ont suivi.
Autrefois, on cachait le prix du vin qu'on offrait. Maintenant, on vous dit : « Ce film a coûté un milliard. » L'art se mesure en mille et en dollars, en kilos et en mètres cubes. Qui s'est jamais enquis du prix qu'a coûté La Princesse de Clèves qui se vent moins cher que Fantômas ?
Autrefois on vendait du bordeaux, du bourgogne. Aujourd'hui, j ' ai lu dans
le devoir d'une fillette de l'école primaire : « La France est un pays de grands crus : le bon Grésillon, le Roselti, le vin des Nochers, le Portillon, etc. »
Qu'on ne me dise pas que je m'écarte du sujet de ma chronique. Car j'entends bien parler des lettres et des arts quand je dis qu'on prend Berq pour un pays de vignobles.
Un milliard pour faire un bon film ! L'art n'est-il pas tout au contrain de faire grande chère pour peu d'argent ? Ainsi disait Valère, approuve d'Harpagon.
Verhaeren appliquait le principe. Le poète Franz Hellens, qui revient de Monaco distribuer des prix littéraires, raconte en effet de Verhaerer qu'il passait pour avoir l'âme plus généreuse que le gousset. Ce sont des choses qui arrivent à la nature humaine. Un jour, allant d'Ostende à Bruges avec son ami Octave Maus, le directeur de La Libre Esthétique, il avait pris les deux billets de chemin de fer. À la sortie (ou l'on controlait les billets), n'en retrouvant qu'un : « Je suis navré, dit-il à Maus, mon cher Octave, j'ai perdu le tien... »
On ne prête qu'aux riches.
Et c'est ainsi qu'Allah est grand.
19 juillet 1955
Voila un exemple assez court de la chronique chez Vialatte. Un peu plus polemique que la moyenne quand même. Mais terriblemeny savoureux tant sur la pensée que sur la forme. Maintenant il faudrait que je vous edites toutes les chroniques por faire le tour de Vialatte, car il le merite.