Elisabeth Bathory Scénario : Pascal Croci
Dessin : Pascal Croci
Edition : Emmanuel Proust Editions (EPE)
Une évocation expressioniste des crimes perpétrés au XVIiè siècle par la "comtesse sanglante" Elisabeth Bathory.
Certaines oeuvres, pour être appréciées sans a priori et à leur juste valeur, demandent parfois que l'on se fasse un peu violence. Il ne s'agit pas de masochisme mais d'une entrée en matière que l'on suppose un peu difficile mais que l'on accepte néanmoins parce que nous éprouvons une certaine fascination au moins aussi forte que le malaise qu'elle provoque. Avec
Les Fleurs du Mal, Baudelaire avait déjà fait ce constat et le lecteur du recueil avec lui.
Elisabeth Bathory de Pascal Croci se place en grande partie dans cette optique. La beauté raffinée de l'album en tant qu'objet tout d'abord et la non mois belle couverture qui rappellera tout de suite aux cinéphiles la flamboyante Sharon Tate dans le
Bal des Vampires de Polanski donne un avant-goût qui trahit un peu le contenu et s'inscrit malgré tout dans la délicatesse déliquescente de ses planches blafardes et empoisonnées. Album vraiment particulier, difficile, peu aimable, même pas franchement passionnant à la lecture, il exerce pourtant un certain pouvoir d'attraction qui semble donner raison à l'adage anti-mathématique selon lequel le tout est parfois davantage que la somme de ses parties.
Le travail graphique, superbe, de Croci y est pour beaucoup. Certes, il s'agit ici d'une beauté singulière, pour tout dire cauchemardesque, mais on sait que la notion de beauté ne se résume pas aux fleurs et aux petits oiseaux. Croci a le trait acéré, épineux même. Ses femmes, en particulier, sont loin des plantureuses naïades d'un Renoir . Minces, filiformes, à la peau laiteuse ou marbrée, les doigts en pointes tels des serres de rapaces, le visage tout aussi pointu, les vêtements en "ailes de chauve-souris", il se dégage d'elles - et d'Elisabeth Bathory en particulier - toute l'obscure clarté de ravissantes harpies gothiques dont le minois irréprochable est pourtant loin d'être engageant car sa froideur hautaine décourage toute envie de les approcher. Beauté de vampire, en somme, leur attitude affichée de dévoreuse de vie dissimule une psyché exsangue. Et tout le sang récolté de mille vierges ne saurait compenser cette carence d'âme.
Les décors, quant à eux, sont en accord avec les personnages : minimalistes, hérissés, froids, en apparence inconfortables. Les intérieurs sont pauvres en mobiliers, les paysages hivernaux, les mausolées hermétiquement fermés sur leur mystère, comme il sied à tout mausolée.
Le scénario et la narration, par leur approche abstraite et décalée (ainsi les narratifs ne concordent pas avec ce qui est montré dans les cases), sont plus discutables mais il convient de noter que nous sommes ici plus dans une "évocation expressioniste" de la comtesse sanglante que dans une biographie classique soucieuse d'historicité. La figure historique, dont l'auteur n'a apparement que faire, s'efface derrière la figure fantasmatique. D'un côté, il y a une certaine frustration de demeurer ainsi dans le flou (artistique ?), de l'autre un parti-pris aussi radical a le mérite de l'originalité.
Qu'on ne s'attende donc pas à ce que l'album nous éclaire un tant soit peu sur la comtesse sanglante, sa vie, son oeuvre, sa psychologie. Et si la motivation première de ces crimes est connue (recherche de l'éternelle jeunesse dans le sang de jeunes vierges sacrifiables), la Bathory de Croci m'a plus donné l'impression d'être en présence d'une adulescente capricieuse se livrant à tous les excès par ennui qu'une femme à la psychologie trouble hantée par une obsession. On peut le regretter et même l'accuser de superficialité si on entre dans l'oeuvre sans être prévenu. Pour ma part, j'ai considéré cet album comme une vision du Mal dans toute sa vacuité, sa froideur et sa "stérilité", loin de certaines représentations plus flamboyantes et/ou aux complications psycholo-psychanalytiques propres à beaucoup de thrillers, surtout américains. Si c'était l'intention de Croci, c'est réussi.
Il faut également souligner que l'album est réservé à un public averti, les scènes de corps de jeunes femmes suspendues au plafond du château d'Elisabeth, tels des carcasses de viandes dans une chambre froide, bien que d'un onirisme trop évident pour être réaliste, laissent une légitime impression de malaise. Par ailleurs, la récurrence un peu gratuite de cette image pourrait laisser penser que l'auteur montre une certaine complaisance dans le glauque, comme son anti-héroïne.
Les dernières planches, s'enfonçant encore davantage dans l'abstraction graphique en montrant de vastes paysages blancs et monotones étallés en double-pages avec la silhouette minuscule et chiroptérique d'une Bathory paraissant ne faire plus qu'un avec son cheval galopant, déconcertent aussi.
Représentation de la solitude d'une femme de plus en plus isolée et déconnectée du monde des humains ou vision de l'insignifiance de l'horreur humaine, infligée ou subie, devant le spectacle d'une nature impassible et dôtée de ce pouvoir de quasi immortalité que la comtesse sanglante cherchait tant ?
Deux planches :